La scène était à la fois drôle et triste. Une mère haïtienne qui découvre que son fils s’est fait tresser les cheveux retire sa chaussure pour le frapper, dans une vidéo sur YouTube. Et le père, à son tour, qui fustige l’adolescent en lui ordonnant de quitter la maison. Régulièrement apparue sous forme de capsule humoristique, cette représentation caricaturale des parents d’origine haïtienne explose l’Internet et nous fait bien rire. Toutefois, une question se pose : les parents haïtiens sont-ils si coléreux et réfractaires au changement ?
Personnellement, je n’ai pas connu cette dynamique tempétueuse, où les parents s’énervent pour tout et ne prennent pas le temps d’écouter ce qu’on a à leur dire.
La fameuse phrase « Je te bats parce que je t’aime »
D’autres amis proches d’origine haïtienne, avec lesquels j’ai grandi dans le quartier Saint-Michel, n’ont pas vu non plus la trace de cette colère parentale pérenne.
J’ai souventefois été témoin de la clémence de leur mère à leur égard.
Cependant, il convient que je sorte du nombrilisme et que je tienne compte de certaines réalités : durant les années 1980 et 1990, certains parents haïtiens ont bel et bien employé des mesures disciplinaires excessives pour garder leurs enfants dans la « droiture ».
Que ce soit à Montréal, à New York ou à Miami, dès qu’un jeune d’origine haïtienne manifestait de l’hyperactivité, c’était : « bâton », souvent au sens propre du terme.
Pour une simple coupe de cheveux qui ne correspondait pas aux « normes haïtiennes », de nombreux adolescents et adolescentes ont été sauvagement battus et chassés de la maison.
Dans le but de se justifier, ces agresseurs ont la fâcheuse habitude de dire à leurs victimes la phrase suivante : « Je te bats parce que je t’aime ». Ou, mieux encore : « C’est pour ton bien ».
Vraiment ?
Qu’est-ce que l’amour a à voir avec des coups de ceinture et des gifles, comme le dit Tina Turner dans sa chanson What’s Love Got to Do with it? ?
Il ne fait aucun doute que la plupart de ces parents aiment leurs enfants. Mais cet amour manifesté par la violence physique et psychologique a provoqué des blessures qui ont influencé le comportement de leurs enfants tout au long de leur vie.
Johnny, l’enfant martyre, et son TDAH
Par exemple, à la fin des années 1970, le père de Johnny, un ami d’enfance, était obsédé par la punition corporelle à un point tel qu’il a fait entrer d’Haïti trois rigoises (fouet en nerf de bœuf que les colons utilisaient pour punir les esclaves aux Antilles), afin de dresser celui-ci.
Aux dires de Johnny, afin d’obtenir des résultats lui permettant de voir le sang couler, son bourreau alternait ses rigoises avec la boucle de sa ceinture.
Comment expliquer ce comportement abusif ?
Eh bien, Johnny perdait souvent la clé de la maison, et son père a attribué son manque d’attention (qui serait aujourd’hui diagnostiqué avec le TDAH) à sa passion pour le sport.
Or, un après-midi, alors que nous jouions au soccer au parc George-Vernot, le père de Jonnhy est venu le chercher en brandissant une de ses rigoises.
Arrivé à la maison, après avoir ordonné à Johnny de se mettre nu, son père l’a attaché au pied de la table à manger, et puis bâton.
Au milieu de la cacophonie de gémissements et de cris de douleurs de l’enfant martyr, sa belle-mère, avide de sensations fortes impliquant le sang et la violence, jubilait.
Dépourvu de l’affection maternelle, Johnny avait le sentiment d’être seul au monde à vivre de la maltraitance. Parfois, sans que son père le lui demande, il se mettait à genoux, dans l’espoir d’apaiser la situation.
Au lendemain de cette violence inouïe, je l’ai croisé à l’école, et il m’a montré la scarification sur son corps en disant d’une voix lugubre : « mon père m’a fouetté comme le Blanc a fouetté Kunta Kinte ». La minisérie Racines (Roots), d’Alex Haley, venait de sortir sur les ondes de Radio-Canada.
Nous, Haïtiens, avons chassé les colons français, mais avons omis de nous débarrasser de leur fouet et de leur mentalité, qui occupent une place prépondérante dans notre quotidien.
En 2018, je suis tombé sur Johnny au Festival de jazz. Après quelques minutes de conversation, il a replongé dans les moments douloureux de son enfance, affirmant qu’il a une grande difficulté à être heureux, car ses blessures sont encore présentes. Jusqu’à la mort de son père, il a été animé d’une soif de vengeance.
Gérald, un sourdoué rejeté et incompris
Parlons maintenant de Gérald, un autre ami d’enfance qui était bourré de talent, mais encore incompris par sa mère.
Gérald n’avait que 10 ans quand il venait chez moi et se donnait en spectacle devant toute la famille. Il imitait les pas de danse d’Elvis Presley avec une précision de métronome et reproduisait les scènes de combat des films de Bruce Lee avec brio.
Mes parents, charmés par sa joie de vivre, lui donnaient souvent des suggestions d’artistes à mimer.
Cependant, chez lui, cette joie de vivre était systématiquement effacée par la ténuité de l’harmonie familiale : toutes les raisons étaient valables pour que la mère de Gérald, femme monoparentale, lui crie après et lui administre des coups de ceinture.
Gérald allumait la télévision, bâton. Il oubliait d’éteindre la lumière d’une pièce de l’appartement, bâton. Il regardait par la fenêtre ses amis qui jouaient dans la ruelle, bâton.
Ce n’est toutefois que lorsque Gérald a atteint l’âge de 17 ans que sa mère s’est rendu compte que son fils n’était pas un enfant turbulent, mais bien un artiste qui avait besoin de s’exprimer.
En effet, durant le phénomène Jacksonmania, se présentant sous le nom de Mike Wilson, Gérald a été le sosie principal de Michael Jackson au Canada, faisant des apparitions à l’émission de variétés de Michel Jasmin ainsi qu’à Pop Express, effectuant même un duo avec la chanteuse Nathalie Simard.
Pour moi, malgré ses lacunes scolaires, Gérald était un génie. Si « les bâtons » qu’il recevait à la maison étaient remplacés par des câlins ainsi que des mots positifs et encourageants, il aurait été un élève modèle.
Suzie et le manque de confiance en soi
L’histoire de Suzie est particulière. À 48 ans, celle-ci ne parvient toujours pas à regarder ses interlocuteurs dans les yeux lors d’une conversation. Surtout pas ceux et celles qu’elle ne connaît pas.
Diagnostique : traumatisme d’une femme dont la mère lui ordonnait de baisser la tête après des minutes de châtiment corporel lorsqu’elle était enfant.
, « Les coups de bâton me dérangeaient peu, car je m’y étais habituée. C’est plutôt le fameux Pa gadem nan Je (Ne me regarde pas dans les yeux) qui m’a le plus bouleversée », m’a raconté Suzie, la voix teintée d’émotion.
En raison de sa scopophobie, elle évite les interactions sociales. Quand elle a un rendez-vous amoureux, elle ressent une angoisse intense.
L’ironie, c’est qu’à quelques reprises, elle s’est surprise à dire à son garçon « Ne me regarde pas dans les yeux », après l’avoir discipliné.
Ayant suivi les conseils d’une collègue de travail, Suzie a consulté un thérapeute et s’est réconciliée avec sa mère après une dizaine d’années de conflit.
L’an dernier, pour la première fois depuis autant d’années, elle est allée visiter sa mère sur son lit de mort. Dans le but de dissimuler sa nervosité, elle a commencé à rire avec les membres de l’équipe de soin de l’hôpital lorsque ceux-ci lui parlaient.
« Arrête de rire, on va penser que tu es sotte. Et pourquoi cette coiffure (des twists) ? Ça te rend encore plus laide », lui aurait lancé sa mère, réveillant ainsi les vieux démons de la violence verbale et psychologique qui régnait à la maison.
Durant son enfance et son adolescence, sa mère lui rappelait constamment qu’elle était sotte et laide. Car, voyez-vous, contrairement à ses deux petits frères (qui n’avaient pas le même père qu’elle), elle a connu des échecs scolaires et a le teint foncé.
Tout comme Johnny et tant d’autres membres de la communauté haïtienne, Suzie souffre de trouble de l’estime de soi.
Autrement dit, elle ne se croit pas belle, et ce manque de confiance en soi a eu de graves conséquences sur ses relations amoureuses.
Tristement, dans plusieurs maisons haïtiennes, il est beaucoup plus naturel de dire « Mets-toi à genoux ! » que de dire « Je t’aime! »
En pensant faire du bien à l’aide de vieilles méthodes disciplinaires, certains parents haïtiens font plutôt du mal à leurs enfants, qui en subiront plus tard des conséquences, telles qu’une vie adulte non épanouie.
Or, selon plusieurs psychologues, si un enfant se comporte mal, c’est qu’il se sent mal et qu’il a besoin d’un peu d’amour, d’attention et d’assurance.
Il convient de souligner que la maltraitance des enfants existe dans toutes les sociétés, et que les parents haïtiens de l’époque ont fait ce qu’ils ont pu, avec ce qu’ils avaient.
En fait, la rigoise a également fait partie de leur vie. Que ce soit à la maison, à l’école ou dans les locaux des tontons macoutes des Duvalier, nos parents ont eux aussi connu le bâton.
De ce fait, les nouveaux parents d’origine haïtienne sont tenus de ne pas répéter l’histoire. Ils doivent exprimer leur amour à leurs enfants par des gestes.
Car, des enfants suffisamment aimés deviendront des adultes émotionnellement stables.
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1 Commentaire
Avec plaisir vous reservoir