Quand j’étais petit, en Haïti, la veille du carnaval, je ne dormais pas. J’étais à la fois enthousiaste à l’idée de participer à cette fête traditionnelle et terrifié par la visualisation des « chaloska ». En fait, ce déguisement portant le nom d’un ancien militaire haïtien, Charles Orscar Étienne, suscite la peur chez les enfants qui assistent aux défilés carnavalesques. Mais derrière ce personnage affreux et vilain se cache une histoire sordide qui doit être racontée.
Mise en garde : ce texte comprend des éléments qui peuvent provoquer un traumatisme psychologique chez certaines personnes.
Durant les années 1970, dans mon Haïti chérie, le carnaval a connu son apogée avec le secteur du tourisme qui occupait une place d’une importance capitale dans l’économie du pays. Sans vouloir réécrire l’histoire de la dictature jean-claudiste, à cette époque, la joie se lisait sur le visage des Haïtiens lorsqu’ils se fondaient dans le décor des défilés carnavalesques.
Le plus souvent, je me cachais derrière mes parents afin d’éviter le regard des Chaloska, généralement vêtus de noir, avec des lèvres peintes en rouge vif et des dents excessivement écartées. Je voyais même des adultes déguerpir lorsque les Chaloskas s’approchaient, déclenchant un grand éclat de rire dans la foule.
Enfin, la vie était belle, et Haïti prenait des allures de paradis sur Terre.
Était-ce vraiment le cas ?
Non, pas du tout. Il faut dire qu’à cette époque, les Haïtiens se servaient du carnaval pour fuir les problèmes de leur pays qui subissait pourtant les atrocités des Duvalier. Je parle ici de détournement de fonds publics, de viols de femmes, d’arrestations arbitraires et de milliers de personnes tuées ou disparues.
En effet, durant les périodes carnavalesques, tout s’oublie et le peuple plonge dans une forme de dérision sociale et d’autodérision, caricaturant généralement des figures symboliquement liées à l’histoire d’Haïti, comme Charles Oscar Étienne (Chaloska), qui a commis un massacre cruel à Port-au-Prince.
Au début de 1915, Haïti a été l’objet de bouleversements politiques et d’agitations sociales. Profitant de cette situation de crise, le militaire Vilbrun Guillaume Sam s’est frayé un chemin jusqu’au Palais national, devenant ainsi président de la République d’Haïti.
Le plus grand allié du nouveau dictateur n’était nul autre que Charles Oscar Étienne, le chef de la police de Port-au-Prince.
Conscient de la fragilité de son pouvoir, Sam a fait arrêter plusieurs de ses opposants politiques ainsi que des membres de leur famille. Parmi ces prisonniers politiques, qui avaient été arrêtés sans mandat et sans preuve de conspiration contre le gouvernement, figuraient trois fils (Sylvestre, Maurice et René) du général Edmond Polynice, qui avait assuré l’intérim de la présidence de la République d’Haïti à deux reprises, en 1914.
Vers la fin de juillet, Charles Oscar Étienne a senti la soupe chaude (un coup d’État) et a décidé d’aller voir le président afin de discuter de stratégies militaires visant à contrer les putschistes.
« Et les prisonniers politiques ? » a demandé Charles Oscar, en sortant du bureau de Vilbrun Guillaume Sam. « On verra ! » lui a simplement répondu ce dernier.
Or, le 26 juillet, nuitamment, le président Vilbrun Guillaume Sam a reçu une balle dans la jambe. Pris de panique, Sam s’est réfugié à l’ambassade de France, qui était située à côté du Palais national.
Dès que Charles Oscar Étienne a appris la nouvelle, il a ordonné le massacre des prisonniers politiques du Pénitencier national. Au moins 167 personnes, dont l’ancien président d’Haïti, Oreste Zamor, et les trois fils du général Polynice, ont été lâchement tuées par Charles Oscar et ses bourreaux.
En galopant dans les rues de la capitale sur son cheval, Edmond Polynice a appris la nouvelle lorsque les gens lui souhaitaient courage : « Courage, général Polynice ! ».
Cette période de désordre politique et social (du 26 au 28 juillet 1915) a mis la capitale haïtienne sens dessus dessous, et Vilbrun Guillaume Sam et Charles Oscar Étienne ont été assassinés.
L’histoire veut que ce soit le général Polynice lui-même qui ait tué Charles Oscar, après qu’une foule a pris d’assaut le consulat dominicain pour capturer celui-ci. Polynice lui aurait tiré trois balles au corps en l’honneur de ses trois fils. Le corps du chef de la police a été traîné dans les rues, et des individus ont même exhibé ses membres, en guise de triomphe contre le totalitarisme de ces deux compères.
Quant à Vilbrun Guillaume Sam, le peuple s’est chargé de son lynchage.
Les États-Unis n’ont pas tardé à utiliser ces événements comme prétexte pour fouler le sol de Dessalines.
En effet, le 28 juillet 1915, 330 Marines étatsuniens ont débarqué à Port-au-Prince dans le but de « protéger » les intérêts économiques de l’Oncle Sam, au grand mécontentement des Cacos.
Fait important, contrairement à la croyance populaire, Sam n’a jamais donné l’ordre à Étienne de massacrer les prisonniers politiques. Ce dernier a agi de son propre chef. Il était habité par un profond « sousouisme », un aplaventrisme, à l’instar de Luc Désir, ancien chef de la police politique des Duvalier.
Il convient également de souligner que des arrière-petits-enfants du général Polynice vivent ou ont vécu à Montréal, et que certains d’entre eux (Edmond, Sylvestre et Maurice) ont porté le prénom du général et de ses trois fils qui ont été tués au Pénitencier national.
Bref, depuis 1936, chaque période de carnaval permet à des individus d’imiter avec dérision et humour noir le personnage « Charles Oscar » dans l’optique de rappeler aux Haïtiens que 167 des leurs ont été inutilement massacrés en raison de leur opinion politique.
Et ne pensez surtout pas qu’il y ait antinomie entre le carnaval et la mémoire collective. Cest simplement une formidable manifestation culturelle qui s’accompagne d’un devoir de mémoire.
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1 Commentaire
Effectivement cette histoire a de quoi glacer le sang et on comprend mieux d’autres crimes commis sous le règne des Duvalier. Bel article !