À l’été 1982, à New York, les groupes The Floor Masters et The Dynamic Rockers se sont affrontés dans un « battle » (duel) de breakdance à l’émission That’s Incredible, au réseau de télévision ABC, afin d’inciter les jeunes des bidonvilles à gérer leur colère par la danse. Cet événement a suscité une attention particulière aux États-Unis, et il n’en a pas fallu davantage aux jeunes Afro-Montréalais pour importer le breakdancing, qui constitue l’un des cinq éléments du hip-hop.
De New York à Montréal
Pour la plupart des Américains, c’était la première fois qu’ils voyaient des B-Boys danser le breakdance, et pour le Québec, c’était le début du mouvement hip-hop, phénomène socioculturel qui ne cesse de s’amplifier.
Malgré le fait qu’un bon nombre de gens dansaient déjà sur le rythme des chansons rap Rappers Delight et The Breaks, respectivement du groupe The Sugar Hill Gang et du rappeur Curtis Blow, dans quelques discothèques de la métropole, en 1980, ce n’est toutefois qu’au lendemain de l’épisode illustrant le breakdance à l’émission That’s Incredible que les Montréalais observeraient les premières manifestations du mouvement hip-hop.
En effet, des adolescents des quartiers Côte-des-Neiges, la Petite-Bourgogne, LaSalle et Notre-Dame-de-Grâce se réunissaient à l’entrée du centre commercial Les Terrasses (aujourd’hui devenu le Centre Eaton) avec de grands morceaux de carton pour faire du b-boying (break dancing), au grand mécontentement des policiers et des gardiens de sécurité de l’espace commercial.
Les chansons « Planet Rock » et « It’s Just Begun » résonnaient dans le centre-ville comme un messager qui annonçait l’arrivée d’un nouveau mouvement, d’une culture qui se perpétuerait chez les générations à venir.
Pivotant sur leur dos, leurs mains et même leur tête, les B-Boys et les B-Girls attiraient des curieux désirant être témoins de quelque chose dont ils n’avaient jamais été témoins auparavant, comme le dit le rappeur Slick Rick à l’intro de sa chanson phare « La-Di-Da-Di ».
C’était beau à voir.
Et je dois dire que je me sens privilégié d’avoir été aux premières loges de cette activité socioculturelle. Dès les premiers jours de ces rassemblements, je savais que je n’échapperais pas à cette afro-américanisation, qui s’est présentée comme un vent de fraîcheur et de liberté pour la communauté noire de Montréal.
Le breakdance et l’affaire Wilton Lubin
Le breakdancing devant Les Terrasses était devenu un rendez-vous quotidien à ne pas manquer !
Après l’école, mon frère Parnel, Jean-Ramès, un B-Boy hors pair du groupe de danse le Galactic Crew, quelques autres voisins du quartier (Côte-des-Neiges) et moi attendions le coucher du soleil avant de nous diriger vers le centre-ville.
Puisque le métro Namur n’était pas encore inauguré, nous devions marcher jusqu’au métro Plamondon (d’où le surnom « Plamondon » qui a été donné à mon frère par d’autres Haïtiens de l’est de la ville).
Je me souviens que les groupes Cosmic Force, Vision Force et New Energy (grand gagnant du célèbre événement Breakdance 84) étaient souvent aux commandes de la situation quand la foule se formait.
Et sans vouloir tomber dans le piège du stéréotype liant les Noirs à la musique et à la danse, j’affirme sans hésitation que c’était la première fois que Montréal accordait de l’attention à la jeunesse noire. Avec si peu, soit une radio Boombox et de la créativité artistique, les jeunes afro-descendants parvenaient à créer de l’engouement pour le hip-hop dans le centre-ville montréalais.
Des hommes en cravate qui sortaient de la Place Ville-Marie, et des femmes, fascinées et obnubilées par la souplesse du corps de ces jeunes danseurs, se rassemblaient régulièrement devant Les Terrasses, afin d’assister au plus grand spectacle de rue des années 1980.
Fait important à noter, le jeune Haïtien Wilton Lubin, 12 ans, qui avait été porté disparu en compagnie de son ami Sébastien Métivier, 8 ans, le 1er novembre 1984, et dont le corps avait été retrouvé sur les berges du fleuve Saint-Laurent, un mois plus tard, prenait également part aux rassemblements du hip-hop dans les rues du centre-ville.
De toute évidence, il était trop jeune pour ce genre d’activité, et quelques-uns d’entre nous le lui faisaient savoir. Il était parfois accompagné d’un garçon blanc qui paraissait beaucoup plus jeune que lui. S’agissait-il du jeune Sébastien Métivier ? Il est difficile de l’affirmer avec certitude, mais on pouvait observer une grande ressemblance entre lui et le garçon disparu que l’on montrait dans les nouvelles à la télé.
Cela dit, de l’avis de plusieurs, moi y compris, le plus grand danseur à cette époque s’appelait Charlie, un Haïtien qui, comme tant d’autres jeunes Haïtiens des années 1980, était peu favorable à l’idée de dévoiler ses origines.
Pourquoi ?
Il faut comprendre que durant les années 1980, l’anti-haïtiannisme battait son plein à l’échelle mondiale : dans la métropole, les jeunes Haïtiens n’étaient nullement respectés et étaient régulièrement victimes de menaces, de discriminations et d’actes de violence.
En fait, ils se retrouvaient devant un double souci : composer avec l’animosité des Blancs de l’est de la métropole qui les traitaient de « maudit n*gre » et l’hostilité des Noirs anglophones de l’ouest qui les appelaient « f***ing Haitian ».
Et je dirais même qu’avant de vivre librement le mouvement hip-hop, ils devaient également se soucier des regards désapprobateurs des plus vieux de la communauté haïtienne, qui considéraient ceux et celles qui portaient des jeans et des tenues de sport et qui « se traînaient par terre pour danser » comme des « vagabons », des « san manman ».
Et c’est justement les célèbres « san manman », dont les gars de « Bélanger », premier gang de rue de la communauté haïtienne de Montréal, qui ont popularisé le breakdancing dans l’est de la ville.
Ce groupe, qui avait pris naissance dans les couloirs de l’école secondaire Joseph-François-Perreault, comptait dans ses rangs trois excellents B-Boys : le caïd Ducarme Joseph, qui a été assassiné en 2014, Harold Vallon et Gilber Henri. Mario Raymond (MC Shocker Ray) représentait le rappeur de ces jeunes.
Il était une fois Michael Jackson et le moonwalk
Au mois de mai de 1983, Michael Jackson donne un élan gigantesque au mouvement hip-hop : lors du spectacle du 25e anniversaire de Motown, qui a été diffusé sur le réseau NBC, le roi de la musique pop effectue son célèbre moonwalk pour la première fois.
Pour les téléspectateurs, le moonwalk représentait des petits pas qui les ont fait jubiler, mais c’était un grand pas pour la carrière de Michael Jackson et pour les B-Boys.
83 était aussi celle de Run-D.M.C, qui a révolutionné le son de la musique rap grâce à ses grands succès « It’s Like That » et « Sucker Mcs ».
Pendant ce temps, à Montréal, la jeunesse montréalaise commençait à mettre des mots sur ce qu’elle vivait : deux adolescentes, Wavy Wanda et Baby Blue (une Noire et une Blanche), ont pris le micro pour faire passer leur message par la musique rap.
Inspirées par DJ Ray, l’un des premiers emcees (rappeur) de Montréal, ces deux jeunes filles s’exécuteront à l’émission de Mike Williams, à CKGM, et à l’émission télévisée Night Life, animée par Peter King.
Ce n’est toutefois qu’à partir de 1988-89, à la naissance de Sound Supreme Show, avec MC Flight (animateur) et LDG (DJ) qui rentraient dans nos salons les samedis soir, que l’idée de rapper fait son chemin jusqu’à Saint-Michel, Montréal-Nord, Rivière-des-Prairies et la Rive-Sud.
Grâce à cette émission radio strictement dédiée à la musique hip-hop, les jeunes de la communauté haïtienne font la découverte, entre autres, de Big Daddy Kane, Rakim, EPMD et Public Enemy, qui leur inciteront de sortir leur plume et de rêver d’une carrière de rappeur ou de rappeuse… en anglais.
Au début des années 1990, des rappeurs comme Dice-B, Sèchyall, Jay Soul et tant d’autres ont brillamment verbalisé leurs émotions dans la langue de Molière, mais j’étais convaincu d’une chose : au Québec, la musique rime parfaitement avec le politique et l’identité.
En d’autres mots, plusieurs considèrent que les racines sociales et culturelles de ce mouvement qui a été créé par les Noirs du Bronx ont été arrachées dans la Belle Province : pour être pris au sérieux, un rappeur doit être blanc et francophone.
Sans Pression avait bien compris cette problématique, et cela n’a pas empêché le groupe Dubmatique de connaître du succès dans la scène du hip-hop québécois au milieu des années 1990.
Or, au début des années 2000, le groupe Muzion enregistrera une chanson qui galvanisera la jeunesse haïtienne.
« La vi ti nèg ».
Pour moi, cette chanson constitue celle qui a tout changé dans le monde du « rap keb ».
Celle qui a permis aux jeunes Haïtiens de se tenir debout et de lutter contre la précarité et l’exclusion. Celle qui a peut-être permis à Shreez de fuir les côtés sombres de la « frap » pour briller dans l’univers du rap.
Et qui sait si « La vi ti nèg » n’est pas la chanson préférée de Tizzo…
Le refrain et la partie de J-Kyll en créole, l’histoire haïtienne, l’immigration, la souffrance des nouveaux arrivants, tout y est.
En 2012, dans un club à Toronto, j’ai entendu le DJ jouer « La vi ti nèg », et à ma grande surprise, les gens ont continué à danser. Lorsque j’ai interrogé DJ à propos de la musique qu’il jouait, il a répondu ceci : « C’est la plus grande chanson rap de Montréal. C’est en français et haïtien, mais mon public l’adore ».
Enfin, je suis fier de J-Kyll, de Imposs, de Dramatyk, de Connaisseur Ticaso, de Sans Pression et de tant d’autres, qui n’ont cessé de nous rappeler, par le biais de la musique, que la vie n’est pas toujours facile, et que nous devons nous rassembler et nous mobiliser pour remédier à cela.
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