Plusieurs le diront : dans les années 1980, le rap a pu émerger de son statut de sous-culture musicale pour attirer l’attention du grand public grâce aux chansons « diss » (confrontation) qui alimentaient les conversations sur le hip-hop. Or, une quarantaine d’années plus tard, la rivalité entre Drake et Kendrick Lamar montre que les rappeurs (qui sont majoritairement noirs) continuent de tomber dans le piège consistant à « diviser les Noirs pour mieux régner ».
Diviser pour mieux régner, ou du latin divide et impera, est une stratégie qui a souvent été utilisée au temps de l’esclavage et de la colonisation. Cette stratégie diabolique consiste à affaiblir une opposition unie en semant de la discorde, dans l’unique but de la contrôler et de régner.
Un mauvais exemple pour l’esprit fraternel des Noirs
De nombreux dictateurs ont eu recours à cette pratique afin de garder le pouvoir des décennies durant.
Par exemple, François Duvalier, l’ancien président de la République d’Haïti, faisait croire à tort à ses officiers que d’autres confrères parlaient dans leurs dos, et s’est arrangé pour créer de la discorde entre l’armée et les tontons macoutes. La tactique machiavélique de Papa Doc a provoqué un climat de peur et de méfiance dans le Palais national ainsi que dans les casernes Dessalines.
Résultat : désunion entre les militaires et 29 ans de régime dictatorial des Duvalier (père et fils).
Pour revenir à Drake et Kendrick Lamar, en tant que personne noire, en suivant la querelle de ces deux génies de la musique, j’aurais cru que tout était réglé en ce qui concerne les conditions de vie difficiles des communautés noires dans cette Amérique du Nord très peu égalitaire.
Après avoir écouté les chansons « Family Matters » et « Euphoria », des deux rappeurs belligérants, je me suis rendu à l’évidence que nous avons tourné le dos à l’histoire et que nous agissons comme si un homme noir n’était pas décédé sous le genou d’un policier blanc lors d’une interpellation il y a quatre années seulement.
Souffririons-nous d’une amnésie collective dans laquelle nous occultons nos réels problèmes ?
J’ai honte.
J’ai honte que nous tombions dans cette forme de « tribalsime », en répétant machinalement « nigga this… nigga that » dans nos musiques, en faisant la joie du suprémacisme blanc.
Il s’agit manifestement d’un tribalisme qui a des répercussions très profondes sur l’esprit fraternel des Noirs vivant en Amérique du Nord.
Le rôle des médias
Les maîtres-penseurs de la tactique « diviser pour mieux régner » ont l’habitude d’utiliser le sport et la musique pour nous apprivoiser : quand il ne s’agit pas de savoir à qui appartient le statut de « GOAT » de la NBA, en semant la bisbille entre Michael Jordan et Lebron Jmaes, les médias s’acharnent sur les rappeurs Jay-Z et Nas pour déterminer à qui revient le titre de « King of New York ».
Aujourd’hui, Kendrick Lamar et Drake sont les nouvelles cibles de la tactique « diviser les Noirs pour mieux régner ».
Nous n’avons certainement pas tiré des leçons de la rivalité entre le West Coast et East Coast, durant laquelle les rappeurs Tupac Shakur et The Notorious B.I.G ont connu chacun une fin tragique, en 1996 et 1997.
La musique hip-hop a bercé mon adolescence, et j’ai suivi avec un grand intérêt les confrontations entre Boogie Down Productions et le Juice Crew, qui, eux aussi, ont été entraînés dans une guerre territoriale (South Bronx et Queensbridge), en 1986.
Certes, KRS-One a profité du succès retentissant de sa chanson phare « The Bridge is Over » pour devenir une figure dominante du hip-hop, mais le dommage était fait : pendant longtemps, les jeunes Noirs de Queens et de Bronx se détestaient.
Cela voudrait-il dire que si j’habitais à New York à cette époque, je me serais retrouvé dans l’obligation de morceler la population noire dans mon imaginaire en choisissant l’un de ces deux arrondissements ?
Dans la confrontation entre Kool Moe Dee et LL Cool J, Moe Dee clamait fièrement son appartenance au quartier Harlem. Et Nas, engagé dans une guerre avec Jay-Z et Memphis Bleek, ne cessait de rappeler à ces derniers qu’il représentait Queens, et qu’il était prêt à tout pour défendre cet arrondissement.
Grâce à ces confrontations dans le monde du hip-hop, les rappeurs ont donné naissance à de très magnifiques morceaux qui resteront gravés dans notre mémoire, mais qu’en est-il du message qu’ils véhiculent ?
Que les jeunes Noirs doivent se battre et s’entretuer pour laver l’honneur de leur quartier ou pour savoir qui est le meilleur ?
Et que font ces quartiers ou arrondissements pour l’avancement des communautés noires ?
À ce que je sache, le profilage racial est encore très présent dans les rues de l’Amérique du Nord, et les forces de l’ordre profitent de la désunion des Noirs pour agir en toute impunité.
Non, ce n’était pas du tout dans l’optique de nous diviser que le DJ Kool Herc avait créé le hip-hop.
Aux dernières nouvelles, des balles ont été tirées devant la résidence de Drake, et l’un des gardiens de sécurité du rappeur de Toronto a été touché lors de cette fusillade.
Quand le gangsta rap l’emporte sur les autres genres de musique rap
Dans les médias québécois, on ne cesse de dire que ces violentes rivalités sont ancrées dans la culture hip-hop, mais on a omis de mentionner que dans les années 1990, les dirigeants des compagnies de disque, principalement blancs, ont fortement encouragé le « gangsta rap » (rap violent) et mis de côté les rappeurs qui répandaient des messages positifs dans leur communauté.
Des groupes, comme Public Enemy, qui demandaient aux Afrodescendants de s’unir pour combattre le pouvoir, étaient devenus passéistes au milieu des années 1990.
En 2021, Rakim, considéré comme le dieu du rap, a déclaré qu’il savait qu’il mettrait fin à sa carrière musicale lorsque le gansta rap est apparu.
« Quand le rap violent a explosé, et que les rappeurs “tuaient” une centaine de personnes par jour, c’est là que j’ai su que c’était la fin pour moi. Qu’est-ce que j’allais dire ? Je ne tue personne… », a laissé savoir Rakim, l’auteur de « Paid in Full ».
Il faut comprendre que, selon les dirigeants de compagnies de disque, les jeunes Blancs des banlieues, qui consomment 80% de la musique hip-hop, préfèrent entendre les Noirs parler de violence, de drogue et de sexe plutôt que de choses positives.
Comme dans la Rome antique, où l’empereur organisait des jeux impliquant des sensations fortes afin d’amadouer le peuple, les maisons de disque d’envergure se servent du gangsta rap pour nous détourner des enjeux importants touchant la population noire.
La question raciale semble être tombée sous la loi du silence, au moment même où le racisme gagne du terrain.
Par exemple, combien d’entre nous savent qu’un policier noir du SPVM poursuit des policiers de la SQ pour profilage racial ?
Ou encore qu’une policière noire de la GRC poursuit la Police de Montréal après une intervention discriminatoire d’un agent du SPVM ?
Pas beaucoup
Bref, il m’importe peu de savoir qui est le meilleur entre Drake et Kendrick Lamar.
Ce qui m’enchante, c’est de savoir que les Noirs ont créé le hip-hop, une musique qui façonne le monde, et que, grâce à ce moyen d’expression et de communication, ils peuvent accomplir de grandes choses.
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