
Il y a des souvenirs qui nous font sourire ; d’autres qui nous plongent dans la douleur et la détresse. L’histoire que je vais vous raconter ne suscite en moi aucun de ces sentiments. Elle me fait simplement penser que, comme le dit l’écrivain chinois Lao She, l’innocence est la meilleure défense des enfants.
Il était aux alentours de 13 h quand la cloche de mon école primaire Jean-Marie Guilloux, appelée communément « Théâtre », avait sonné. C’était l’heure de la récréation, et mes camarades de classe et moi avions envahi la rue Mgr Guilloux, du quartier Bel-Air, à Port-au-Prince, pour nous défouler en jouant au football (soccer).
Un invité indésirable
En Haïti, le ballon rond est une véritable passion. Mieux encore, à l’instar des Brésiliens, les Haïtiens perçoivent le football comme une religion. Au même titre que le catholicisme, le protestantisme et le vaudou.


Cette période de liberté, au cours de laquelle nous nous prenions pour Pelé, Frantz Beckenbauer, Emmanuel Sanon et tant d’autres étoiles mondiales du football, nous était précieuse. Personne n’osait nous interrompre, même pas les professeurs les plus rigoristes de l’école.
Afin de nous permettre de jouer dans la rue en toute quiétude et sécurité, la direction de l’école plaçait des panneaux de signalisation comprenant l’inscription « STOP » aux intersections des rues entourant cette institution, qui fut le premier établissement des Frères de l’Instruction Chrétienne en Haïti.
Or, un jour, alors que nous disputions chaudement un match d’un tournoi interclasse, une voiture luxueuse s’est approchée de notre terrain. Le conducteur n’était nul autre que Jean-Claude Duvalier, alias Bébé Doc, qui était accompagné de quelques officiers.
On parle ici d’un individu qui était à la tête d’un régime sanguinaire (le duvaliérisme père et fils), qui a été responsable de l’assassinat de plus de 30 000 personnes.
Toutefois, sans hésiter, nous avons réagi de manière ferme, comme à l’habitude, lorsque des voitures franchissaient notre frontière récréative : nous nous sommes précipités vers le président en lui faisant savoir qu’il lui était interdit de pénétrer dans notre zone de jeu, qu’il devait rebrousser chemin.
Nous n’avions même pas terminé notre revendication de droits envers le président que les vendeurs ambulants, qui s’installaient religieusement devant l’école et qui étaient nos principaux spectateurs, ont pris la fuite, laissant derrière eux leurs marchandises.
Tout comme les professeurs haïtiens, qui sont retournés à l’intérieur des classes, ils craignaient que le choc entre le dictateur et nous entraîne un bain de sang.


L’innocence des enfants, une arme puissante
A contrario, le directeur de l’école, frère Raymond, un natif de Sorel, n’attendait que ce moment pour faire la promotion des « valeurs démocratiques », dans ce pays sans foi ni loi.
Les bras croisés, avec une rigoise attachée à sa ceinture, ce prêtre, qui avait fui le Québec sans Dieu de Jean Lesage, après la Révolution tranquille, suivait la situation de près, affichant un sourire provocateur.
Pas loin de lui se trouvait frère Narcisse. Cet enseignant espagnol, qui était à la fois franquiste et raciste (il ne frappait que les élèves noirs de l’école), semblait vouloir se joindre à la mêlée.
Mais, en réalité, nous n’avions pas besoin l’aide de qui que ce soit, car nous contrôlions la situation. Nous avons même élevé la voix lorsque la deuxième voiture du convoi a tenté de s’approcher de nous.
La tension est montée d’un cran quand l’un des officiers, voulant faire preuve de son caporalisme à Bébé Doc, est sorti de son auto.
Le temps s’écoulait, et Jean-Claude Duvalier devait trancher : faire demi-tour et perdre la face devant les instituteurs étrangers, qui savouraient ce moment fort précieux. Foncer sur nous. Ou attendre la fin de notre récréation.
Face à ce trilemme comportant des éléments sociopolitiques, le président dictateur a décidé de rebrousser chemin.
En quittant les lieux, il tournait constamment la tête pour regarder l’institution qu’il avait fréquentée lors de ses deux premières années scolaires, avant de poursuivre ses études primaires à Saint-Louis de Gonzague.
Il connaissait donc parfaitement les règles du jeu : on n’interrompt pas les petits de JMG quand ils jouent au football.
Frère Raymond était particulièrement fier de notre comportement face au président. À la fin de la récréation, il s’est empressé de nous applaudir en lançant des « bravos ». Malgré notre jeune âge, nous avions compris que cette ovation n’était pas liée au match de foot que nous venions de disputer.

Savions-nous que nous avions affaire à Jean-Claude Duvalier ?
Bien sûr.
Son portrait ainsi que celui de son père (François) étaient omniprésents dans la capitale. Nous étions bien au fait que Bébé Doc était le maître absolu d’Haïti. Et nous avions bien vu les armes lourdes de sa garde militaire.
Un officier sans scrupule
Quelques semaines plus tard, c’était au tour du dangereux colonel Albert Pierre dit Ti-Boulé, ancien tortionnaire des Casernes Dessalines et bourreau de la Croix-des-Bouquets, de subir les conséquences de nos principes démocratiques, lors d’un match.
Cette fois, ma mère était présente, comme d’autres parents qui attendaient leurs enfants, puisqu’il s’agissait d’une rencontre qui se tenait à la fin des classes.
La peur se lisait sur le visage de nos parents quand nous avons encerclé l’auto de Ti-Boulé, qui portait son uniforme militaire. Après s’être rendu compte de notre hardiesse et de notre intrépidité, il a reculé et est parti en levant la main pour saluer ma mère, avec laquelle il avait grandi au Cap-Haïtien.

Or, un jour, durant les vacances scolaires, alors que mon frère et moi passions la journée dans la pharmacie de mon père, à la Croix-des-Bouquets, Ti-Boulé est entré pour faire un achat.
Comme mon père le connaissait assez bien, il lui a rappelé avec humour l’événement en lien avec mon école, après nous avoir présentés.
« Tu sais, Innocent, les élèves de Théâtre sont très turbulents », a-t-il lancé en riant.
Faux.
Nos comportements ne montraient aucun signe de turbulence. Je dirais plutôt ceci :
Grâce à notre innocence, à notre amour pour le football et aux valeurs humaines qui nous avaient été inculquées en classe, nous prophétisions la chute de la dictature des Duvalier, en 1986.
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