
Ne passons pas par quatre chemins : à l’heure actuelle, le konpa domine l’industrie musicale mondiale. Que ce soit en Afrique, en Europe ou dans les Amériques, la musique Konpa, qui a été créée en 1955 par Nemours Jean-Baptiste, règne en maître dans les salles de réception ainsi que dans les festivals de musique.
En 1968, soit 13 ans après avoir fixé son « compas directement » sur son nouveau repère musical, le célèbre saxophoniste a prophétisé le succès que connaîtrait ce genre musical en composant la chanson Compas mondial.
« Toupatou kotew pase, yon sèl pawòl ka-p pale : se kompa yo reklame, Ayiti a letranje. Sa se yon nesesyte, se li tout moun admire».
Partout où on va, c’est toujours la même chose : les gens veulent entendre du kompa… Haïti à l’étranger… C’est ce que tout le monde aime, dit la chanson du père du konpa dirèk.

L’omniprésence de Joé Dwèt Filé
Montréal. Alors que je magasinais au centre Eaton, au centre-ville, plus tôt cette semaine, j’ai aperçu une femme d’origine maghrébine qui fredonnait la chanson 4 Kampé
« J’adore le kompa. Depuis qu’une collègue martiniquaise m’a introduit à cette musique, je suis constamment de bonne humeur », m’a répondu la Tunisienne, qui affectionne également l’Afr0-Beat, lorsque je l’ai interrogée sur ses choix musicaux.
Quelques minutes plus tard, j’entre dans le magasin de chaussure Browns, même son de cloche, ou plutôt le même son envoûtant de Joé Dwèt Filé prend possession du magasin : des clients reprennent en chœur le refrain de 4 Kampé, qui joue dans le magasin, alors que des employés enchaînent une série de pas de danse konpa.
Peu de temps après, quand je me suis rendu dans un salon de barbier tenu par un Latino, j’ai constaté qu’il n’y avait rien à faire, que Joé Dwèt Filé me suivait partout.
Sosa, qui est tombé en amour avec le konpa, a mis 4 Kampé en boucle sur Spotify, au grand plaisir de ses clients, composés de gens de diverses communautés ethniques. Après que je lui ai parlé de Tonton Bicha et de la blague qui est à l’origine du titre, il jubilait sur l’astuce du comédien haïtien, qui, avec 20 dollars, a opté pour quatre « kampé », au prix de 5 dollars chacun.
Comme vous pouvez le voir, la fièvre du konpa a envahi la métropole, et cet engouement s’explique notamment par le succès international de Joé Dwèt Filé.
Au moment de l’écriture de ces lignes, sa chanson phare compte plus de 55 millions de lectures sur Spotify, et la vidéo a dépassé les 70 millions de vues sur YouTube. Il faut dire que sa collaboration avec la star nigériane Burna Boy s’est révélée un facteur important dans sa popularité à travers le monde.
N’en déplaise à certains, grâce à son morceau 4 kampé, l’artiste franco-haïtien a ouvert les oreilles du monde au konpa, ce qui est positif pour le peuple haïtien.
L’esprit fraternel de Ti Manno
Qu’en est-il donc du cas du musicien haïtien Fabrice Rouzier, qui poursuit Joé Dwèt Filé pour plagiat de sa chanson Je Vais ?
Afin d’aborder ce sujet de manière impartiale, permettez-moi d’invoquer la chanson pacificatrice de Ti Manno, qui est considéré par plusieurs comme le plus grand chanteur konpa de tous les temps.
Dans son morceau Ansanm Ansanm, alors qu’il était la voix du groupe D. P. Express, Ti Manno, de son vrai nom Emmanuel Jean-Baptiste, a dit ceci :
« Mizisyen son sèl kò fanmi, kelkanswa nasyonalite’l. Lòt mizik menm jan nan tout peyi, se enspirasyon sèlman k diferan.
Pa gen rezon pou n fè polemik, polemik pap fè n avanse. An sere kole, fè sa ki pi bon, egois pap fè n gade dèyè.
Mache, mache, mache, mache, fè konpa mache ».
Globalement, le regretté artiste a fait savoir aux musiciens haïtiens qu’il est inutile de faire de la polémique, et que l’égoïsme peut nuire à la marche du konpa. Et il ajoute que le seul moyen d’internationaliser le konpa, c’est de se mettre ensemble, d’où le titre Ansanm Ansanm, de l’album David, publié en 1980.



Je suis d’accord avec les propos empreints de sagesse et fraternité de Ti Manno. Cependant, force est d’admettre que, paradoxalement, le konpa est né grâce à la polémique qui existait entre Nemours Jean-Baptiste et Webert Sicot.
De l’avis général, le saxophoniste Webert Sicot était plus talentueux que Nemours Jean-Baptiste, et celui-ci a eu l’ingéniosité de créer un son qui lui a permis de dépasser son rival.
Il n’en demeure pas moins que les deux musiciens s’aimaient, et la rivalité qu’ils ont entretenue était saine, sans implication du système judiciaire.
Cela dit, le konpa, c’est avant tout un mouvement identitaire, où la musique haïtienne s’est dissociée des rythmes étrangers.
Autrement dit, le konpa est purement haïtien, et c’est en partie cet aspect qui a séduit les Guadeloupéens, les Martinicais et les Guyanais. Ces derniers se souviennent encore des plus grands succès du konpa, comme Caroline et Lèlène Chérie, respectivement des groupes Skah-Shah et Shoogar Combo.
Le konpa, c’est aussi Tabou Combo, qui a occupé une place spéciale dans le cœur de la diaspora haïtienne, et qui a incité le Panama à danser comme un mabouya.
Une reconnaissance mondiale soutenue par Carlos Santana
En outre, il faut rappeler que le grand guitariste Carlos Santana entre régulièrement dans la peau de Dadou Pasquet, en rendant hommage à Tabou Combo et sa chanson Mabouya.
Le konpa, c’est Coupé Cloué et l’Ensemble Sélect, qui ont peut-être été les premiers à avoir séduit l’Afrique, plus particulièrement la Côte d’Ivoire.
Par exemple, pour de nombreux Guinéens et Ivoiriens, qui sont de la génération des années 1960 et 1970, Myan Myan était l’une des chansons les plus populaires dans les boîtes de nuit de leur pays.



Il y a aussi Rutshelle Guillaume, la référence du konpa au féminin, qui a été désignée meilleure artiste de la diaspora aux All Africa Music Awards, en 2021. La diva haïtienne, qui se distingue par son carhisme scénique, a charmé le public montréalais au Festival international Nuits d’Afrique, l’an dernier.
Vous souvenez-vous des années 1990, quand le zouk, propulsé par la montée fulgurante du groupe Kasav, s’est emparé de la communauté haïtienne ?
N’eût été la présence remarquée des groupes tels que Phantoms, Zin, Lakol et (il faut le dire) Sweet Micky, dans le paysage de la musique caraïbéenne, le konpa se serait retrouvé perdu dans le brouillard de l’indifférence.
Les années 2000 ont été marquées par l’émergence de groupes innovateurs, qui ont assuré la continuité de ce qu’on appelle « konpa nouvelle génération ».
Je pense ici notamment à Djakout Mizik, Carimi, T-Vice, Nu Look, Kreyol La, Zenglen, et plus tard, KLASS.
Je pense également à Ti Kabzy, à Mizik Mizik, à Emposib et à Harmonik.
Et en toute logique, on ne peut conclure un texte sur le triomphe de la musique konpa sans mentionner les groupes suivants : Septentrional, Tropicana, Shleu-Schleu, System Band, Gemini All Stars et Magnum Band, des pionniers qui ont ouvert la voie aux nouvelles stars de leur musique.
Voyez-vous, sans Arly Larivière comme source d’inspiration, il n’y aurait peut-être pas de Joé Dwèt Filé. Et sans Ti Tass, la chanson Je Vais n’existerait pas non plus.
Chacun a contribué à sa manière à l’ascension de la musique de Nemours Jean-Baptiste.
Et c’est louable.
Les Antilles ainsi que l’Afrique ont recommencé à danser au son du konpa, et le reste du monde l’acclame.
Que vous l’appeliez « Konpa » ou « compas direct », la musique de Nemours Jean-Baptiste représente une richesse que toutes nations, y compris le Québec, veulent accueillir.
Et pour paraphraser l’ancien sénateur Émile Saint-Lôt, en raison des difficultés que connaît Haïti, le temps est sombre, mais l’esprit de la musique haïtienne brille.
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